De la photographie comme allégorie du sentiment humain


Cela fait plus de 20 ans que Gao Zhen et Gao Qiang opèrent sur la scène artistique de l’art contemporain en Chine et qu’ils élaborent ensemble, sous le nom de frères Gao, un corpus artistique qui peut être sans équivoque aujourd’hui regardé comme une allégorie généreuse du sentiment humain.  

Les deux frères sont originaires du Jinan (province de Shandong) dans le Nord-Est de la Chine, où ils ont patiemment façonné un travail qui est souvent en dehors des sentiers battus à travers leurs pratiques de l’installation, de la vidéo, de la performance et de la photographie. Ils se sont aussi investis dans la littérature en publiant divers essais sur la société et l’art contemporains. Ils se sont encore illustrés en tant que commissaires indépendants en promouvant de jeunes artistes et directeurs de films. Mais depuis une dizaine d’années, c’est résolument vers la photographie qu’ils se sont tournés : la photographie argentique puis digitale, un médium qu’ils ont été parmi les premiers à manipuler en Chine. D’ailleurs, le visiteur qui se rendra dans leur studio-galerie de Dashanzi à Pékin où ils se sont installés il y a près de deux ans, ne manquera jamais de les voir, toujours et inlassablement ensemble, penchés sur leur ordinateur à travailler avec un plaisir évident et ludique sur leurs derniers travaux. 

L’œuvre photographique des frères Gao a suivi une évolution patiente dont on peut voir les différentes phases et consécrations dans cette exposition parisienne, mais dont on sent qu’il forme désormais un corpus cohérent.  

On est d’emblée frappé dans ces grandes photographies, les plus simplement et directement photographiées comme les plus minutieusement retravaillées à l’ordinateur, par une perception du monde tournée vers l’imaginaire à travers la représentation d’hommes et de femmes qui, pourtant, appartiennent visiblement à  un monde commun et accessible à tous ; par une constante préoccupation pour l’homme ou, plutôt, pour les sentiments humains ; et enfin par une mise en scène théâtrale, qui pour certaines, sont quasi proches des tableaux mystiques et religieux.

Cette vision de la photo au service de l’imaginaire est sans doute une caractéristique que l’on peut aisément rattacher à l’histoire même de la photographie en Chine. Lors des premiers pas de l’art contemporain en Chine à la fin des années 70’, toute une génération d’artistes a délibérément marqué son indépendance artistique en s’éloignant au plus loin de la pratique documentaire et réaliste édulcorée de la photographie telle qu’elle avait été dictée par les acteurs de la propagande communiste.  

Les frères Gao, comme Wang Qingsong ou Liu Wei, Rongrong, Miao Xiaochun ou Yan Fudong pour ne citer délibérément au hasard que quelques photographes en Chine dont les styles sont à l’opposé les uns les autres – photographes de formation ou artistes reconvertis dans la photographie -  partagent une sorte de croyance que la photographie permet de sur-développer leur imaginaire, de l’enrichir presque à l’excès, jouant avec exagération sur la confusion propre à la photographie : sur le passage toujours tangible entre réalité et imagination qui n’existe que dans la photo ou la vidéo.
Certains travaillent sur la mémoire collective et individuelle, d’autres subliment ou ironisent une réalité quotidienne, d’autres transcendent leur relation personnelle au monde; mais tous agissent sur le sujet photographié comme sur l’effet plastique recherché comme des metteurs en scène de théâtre. Une photographie plus instinctive, ou encore une photographie dite « réaliste » sont deux genres qui ne se sont d’ailleurs développés que récemment.

Les photographies des frères Gao sont des mises en scène qui semblent explorer les coins, non pas les plus obscurs, mais les plus purs de notre âme. 
Les sujets peuvent prendre comme point de départ des performances, comme la première photographie de la série Embrace (2000), qui réunissait une centaine d’inconnus sur un lieu désertique – une plage de Jinan – pour s’enlacer pendant 15 minutes. Emotion des visages gênés de se « rencontrer » en public, possible soumission des corps qui finalement se laisseront aller au cours de la prise de vue. La série, qui se développe au cours des années, prend une forme de plus en plus théâtrale, pour devenir de véritables tableaux vivants.

Dans la série Sense of Space, les frères Gao explorent nos sentiments les plus intimes à travers des attitudes qui nous isolent les uns les autres: souffrance, anxiété, prière, attente. Les rencontres amoureuses (the girl and the labourer, Confrontation and Hug ) sont distantes, jamais complètement exposées, toujours difficiles, mais jamais impossibles non plus. 

Pendant toute cette période de production, de la fin des années 90 au début des années 2000, le geste artistique des frères Gao est tout autant dans le résultat photographié, la mise en scène réussie, que dans le geste et l’événement qui sont en train de s’accomplir pendant la prise de photo. Par exemple, le dîner avec des sans-abri (Homeless Dinner), c’est en réalité pour établir une relation avec des caractères exclus de la société, même lors d’un temps bref qui est celui du dîner ; s’enlacer  dans la série Embrace, c’est parvenir à échanger un geste qui semble naturel mais qui ne l’est pas lorsqu’il est fait entre des inconnus. Toutes ces mises en scène font partie d’un langage qui n’est pas que social mais qui tient bien d’une démarche artistique, généreuse, tournée vers le prochain.

Au regard de ce travail, on sent une espèce de ferveur – comme une foi virginale et indestructible - qui parait presque naïve aussi. S’agit-il  d’une quête pour la pureté des sentiments  ou pour l’amour du prochain ? S’agit-il de décoder les sentiments d’aliénation qui nous enferment pour nous rendre plus humains? Il est en tout cas clair que les frères Gao fuient toute attitude cynique ou sarcastique. 

Il y a quelque chose de presque religieux dans leur œuvre. Ce caractère de leur travail est accentué par une composition et par un jeu d’éléments iconographiques qui doivent beaucoup à l’esthétique du tableau mystique. Les personnages ont souvent les yeux mi-clos, comme s’ils étaient en état de prière. L’attitude de chacun est celle de l’abandon, parfois de la lassitude du corps, plutôt que celle de la position héroïque – on est dans l’acceptation, l’humilité plutôt que dans l’action conquérante. Dans de nombreuses photos, la lumière de la bougie - un élément très prisé de l’iconographie religieuse occidentale – ou celle de la torche (la bougie contemporaine) unit les hommes entre eux et renforce leur état de ferveur (Illusion of Dawn, Prayer 3…)

Les frères Gao ont une prédilection pour développer leur imaginaire photographique sur des « non-lieux » ou des lieux « entre-deux » qui semblent condamner les hommes à leur destin : il s’agit de lieux réels comme une rue ou une place désertée le soir, des immeubles inachevés ou des terrasses abandonnées creusées de fissures ; ou il s ‘agit d’espaces qu’ils récréent comme le feraient des décorateurs de théâtre, par exemple les armoires de Sense of Space ou la table de 20 people hire to hug 3 . Les hommes et les femmes s’insèrent dans ces espaces, trop étriqués pour eux, qui les condamnent à s’isoler dans leurs sentiments ou leurs histoires personnelles. Les nouvelles architectures que les frères Gao échafaudent à l’ordinateur ces deux dernières années (High Place), bien que visionnaires et sublimes,  demeurent encore et toujours inaccessibles aux autres.

Ces deux ou trois dernières années, leur oeuvre prend un autre tournant avec un travail assidu de montage à l’ordinateur.  Dans The forever unfinished building 3 les étages de l’immeuble inachevé se multiplient à l’infini, laissant désormais penser à un palais fait de murs de béton et de barres de métal de construction. Dans ce labyrinthe évolue désormais une faune variée, qui se découvre au coin des murs, apparaissant ici et là, repliée à l’ombre ou exposée à la lumière, tous d’égale importance physique et sociale. Les frères Gao se plongent dans le réalisme détaillé d’une société regardée à la loupe: on observe les fantasmes des uns et les rêves des autres, on assiste à de multiples petites tragédies quotidiennes faites de bonheurs et de malheurs - les sans-abri, les amours inachevés ou heureux des couples, la solitude des uns et des autres etc. Il s’agit d’une description à la fois minutieuse et gigantesque d’un monde ancré dans la vie quotidienne, moins mystique qu’auparavant, plus ludique aussi. Il est clair que les frères Gao prennent un plaisir réel à manipuler leur ordinateur, mais dans ces dernières séries comme dans les anciennes, bien que la multiplicité des espaces entraîne celle des histoires, la vie de chacun est comme un point isolé si nous ne travaillons pas à franchir les barrières qui nous séparent les uns des autres.Leur photographie ne serait-elle pas tout simplement une allégorie du sentiment humain ?
Bérénice Angremy
Critique et commissaire indépendante basée à Pékin