La tragédie de la Russie à Drouot

Publié par la Gazette Drouot

On disperse prochainement les archives familiales inédites de celui qui fut un officier brillant de la marine tsariste avant de diriger le gouvernement provisoire et les armées blanches.


Koltchak.
Ce nom n’est pas très connu, du moins en France, mais il est porté par un acteur de premier plan de l’histoire de la Russie dans les années de la chute du tsarisme. Le 21 novembre, ses descendants vont disperser à Drouot la somme des archives de l’amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak (1874-1920), par l’entremise des experts Ivan et Alisa Anastasia Birr, sous le marteau de Vincent Sarrou. Tous ces documents et souvenirs, jusqu’à l’argenterie de famille et une boîte de boutons dorés de la marine impériale, sont inédits. Né dans une famille d’officiers, enseigne de vaisseau à 19 ans, décoré de la croix de Saint-Georges par Nicolas II (la nomination étant proposée pour 4 000 à 7 000 €), il devient membre de l’état-major de la marine à 31 ans, quelques mois avant d’accéder au grade de contre-amiral, puis de devenir le plus jeune vice-amiral que la Russie ait jamais connu. Il est également, note Steve McLaughlin, auteur d’un annuaire des officiers de la marine tsariste, un savant, océanographe et explorateur, spécialiste de l’Arctique. En 1900, il intègre ainsi l’expédition scientifique d’Eduard von Toll dans l’archipel de la Nouvelle-Sibérie, qui contribuera à l’ouverture d’une nouvelle route maritime un demi-siècle plus tard grâce à la puissance des navires brise-glace. La mission est longue, épuisante et dangereuse. À son retour, en 1902, apprenant que quatre de ses compagnons sont bloqués par la glace, il repart affronter l’hiver sibérien en traîneau et embarcation, guidé par des chasseurs de morse, pour tenter de les sauver. Il ne retrouve que leur journal et leur collection scientifique, qu’il publiera à l’Académie impériale des sciences.
 



L’amertume de la défaite 
Mais sa carrière prend un tout autre pli quand survient la guerre russo-japonaise. En 1904, bien qu’encore affaibli par son séjour dans le grand Nord, apprenant l’attaque des Japonais à Port-Arthur, il rejoint la cité chinoise pour soutenir le siège à bord d’un torpilleur. Tout juste fait-il escale à Irkoutsk, pour épouser sa fiancée depuis quatre ans, Sophie Fedorovna Omirova. Proposé pour 3 000 / 5 000 €, l’acte de mariage est le premier numéro de la vente. Dans la centaine de lettres écrites à son épouse, l’homme ne se montre guère sentimental, dissertant plutôt sur l’avantage que peut offrir le brouillard aux destroyers. Elle ne verra guère son époux, constamment en mission et qui préfère vivre avec sa maîtresse, avant de se réfugier en France avec sa famille au plus fort de la guerre civile. Blessé, le jeune officier est emprisonné à Nagasaki. À sa sortie de captivité, il organise le rapatriement des prisonniers avec un autre officier de marine, Alexandre Razvozov (dont certaines archives sont incluses dans la vente, les deux familles s’étant apparentées). L’effondrement de la flotte russe, l’impréparation de son pays et l’incompétence de l’état-major le marqueront à jamais. À son retour, il devient un membre actif du cercle naval de Saint-Pétersbourg, au sein duquel de jeunes officiers libéraux débattent d’une réforme de l’armée. Koltchak plaidera notamment auprès de l’état-major et de la Douma pour le développement d’une flotte de sous-marins et d’hydravions. Après avoir repris un temps ses travaux scientifiques et même suivi une nouvelle expédition en Arctique, en 1913 il est chargé des opérations en mer Baltique. Il installe un réseau de mines qui permettra de protéger le golfe de Finlande en dépit de la supériorité allemande. Il est très apprécié par ses hommes pour sa proximité avec eux et son courage. Engagé dans le placement de mines derrière les lignes ennemies, alors que des navires allemands sont signalés à proximité, il ne se départ pas de son flegme :
« Je ne vois aucun motif de changer nos plans. »



Sabre à la mer 
En 1916, cédant la place à son ami Razvozov, il prend le commandement de la mer Noire, sur laquelle il étend un système défensif de mines, entraînant la perte de plusieurs sous-marins allemands. Il planifie aussi une offensive amphibie sur le Bosphore en vue de prendre Constantinople aux Ottomans, envisageant de déverser des nappes de pétrole et d’y mettre le feu pour dissimuler un débarquement. Bénéficiant du soutien du gouvernement de Kerenski, il s’efforce de restructurer l’état-major. Mais les rivalités internes s’ajoutent aux revers militaires. La formation de soviets dans l’armée désorganise la troupe. Dans un discours (tapé à la machine, 1 000 / 2 000€), il exhorte les officiers et les ouvriers « à continuer le combat à l’heure où la patrie est en danger ». Les officiers ayant été sommés par les conseils de soldats de rendre leurs armes, sur son navire amiral, Vassilievitch jette son sabre de cérémonie à la mer en leur tenant ce discours : « Même les Japonais m’ont laissé mon sabre quand nous avons évacué Port-Arthur. Il est hors de question de vous le remettre. » Cette anecdote est notamment rapportée par un témoignage manuscrit d’un capitaine impressionné par la scène (300 / 400€). Il quitte son commandement sur-le-champ, à la grande irritation de Kerenski, avant d’être envoyé plusieurs mois aux États-Unis, où il donne une série de conférences et tente de convaincre les Américains d’intervenir dans les Dardanelles. Fin 1917, après la prise du pouvoir par les bolcheviks, il se rend en Asie pour obtenir le soutien des Britanniques, où il s’occupe un temps de la protection des lignes ferroviaires en Chine, dont il souligne l’importance dans un mémoire (1 000 / 1500 €). Incité par les Anglais, il rejoint Omsk, où siège le gouvernement provisoire, pour devenir en novembre 1918 ministre de la Guerre d’une coalition de libéraux et de socialistes. Minée par les dissensions, celle-ci subit un coup de force des cosaques, qui réclament une guerre totale contre les bolcheviks. Koltchak ne leur pardonnera jamais d’avoir signé un accord de paix séparé avec l’Allemagne. « Son honnêteté, son sens de l’éthique et ses compétences », pour reprendre les termes de McLaughlin, ainsi que le soutien des Alliés, en font l’homme fort du régime. Sous la protection d’un bataillon britannique, il se proclame « dirigeant suprême de l’État russe », avec l’appui des puissances internationales. Il va s’efforcer d’imposer un commandement unique aux armées blanches à travers l’empire. Sa proclamation d’Omsk (30 000 / 40 000 €) est le lot phare de la vente. Il récuse un retour à l’ordre ancien, mais il en appelle au « rétablissement de la loi et l’ordre » et de l’armée, débarrassée des influences politiques. Tout en se proclamant « régent » de la Russie impériale, il promet des élections libres, en vue d’une nouvelle constituante, les droits syndicaux et une réforme agraire.


Échangé contre du charbon 
Au printemps 1919, ses forces étant parvenues à occuper pratiquement toute la Sibérie, il peut se féliciter du recul d’un « ennemi battu et démoralisé », avec l’espoir de franchir la Volga. Les armées blanches se sont alors trouvées à deux doigts de la victoire. Mais elles sont affaiblies par les intrigues et la corruption des officiers, le double jeu des légionnaires tchécoslovaques et des socialistes révolutionnaires. Le manque de programme clair, les exactions, les pillages ainsi que les atrocités des cosaques et des milices alliées, retournent la population contre elles. Le soulèvement d’une succession de régiments et les insurrections paysannes sonneront l’heure de la défaite, au moment où Trotsky parvient à relancer l’Armée rouge à l’offensive. L’armée de Koltchak entame alors ce que l’historien Jean-Jacques Marie appelle (reprenant le titre donné à un recueil de témoignages de 1922) « une marche de la mort ». Le 12 novembre 1919, le chef suprême des armées évacue son gouvernement d’Omsk, emmenant l’or du Trésor public, dans un train sous la garde des légionnaires tchèques. Ceux-ci, qui n’ont pas manqué de piller le convoi, échangeront l’amiral contre des wagons de charbon. Emprisonné et jugé à Irkoutsk, il est assassiné le 7 février, sur ordre personnel de Lénine. Un ami racontera à sa veuve comment le peloton d’exécution aurait refusé de le fusiller. Ce témoignage (2 000 / 3000 €) aurait pu être le dernier lot de la vente.