L’aurore de la bijouterie


Publié par la Gazette Drouot

Henri Vever, Lucien Gaillard, Georges Fouquet et, évidemment, René Lalique : une toute nouvelle génération expose ses créations à l’Exposition universelle de 1900.

À l’instar de leurs prédécesseurs de l’école romantique, ils entendent s’inscrire dans le sillage des grands créateurs de la Renaissance, Benvenuto Cellini étant leur référent absolu. Dans le n° 10 de la Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, paru à l’occasion de l’emblématique événement à Paris, l’enthousiasme est à son comble : « Voici donc, à l’aurore de ce siècle, toute la jeunesse française débarrassée d’entraves, heureuse de donner libre cours à son imagination ardente et passionnée. » La libellule – qui puise sa force dans les trois éléments dans lesquels elle évolue avec aisance, l’air, la terre et l’eau – a une symbolique de renouveau forte, et c’est pourquoi on la retrouve si souvent, chez Lalique notamment.
Quatre éphémères aux corps habillés de diamants et d’émail translucide, tenant entre leurs pattes graciles deux aigues-marines, s’élevaient à 292 100 € lors de la vente Pescheteau-Badin du 2 décembre 2020. 183 280 € étaient retenus par un pendentif de même inspiration le 29 novembre 2017, chez Thierry de Maigret, et le 4 mai de la même année, 215 900 € par un autre chez Tessier-Sarrou, celui-ci similaire à un exemplaire conservé au musée des beaux-arts de Quimper. À côté des « pointures », émergent des signatures plus discrètes, dont celle de Gaston Laffitte. Si l’on sait peu de choses de son parcours qui s’est échelonné de 1896 à 1932, on peut lire dans Bijouterie au XIXe siècle, la bible de ce cher Vever, qu’il était un « dessinateur remarquable ». Sa broche trembleuse « Libellule » butinait 19 760 € à Neuilly en décembre 2022 (Aguttes).

UNE ANNÉE 1900
C’est lors de l’Exposition universelle de Paris, du 15 avril au 12 novembre, que René Lalique expose ses bijoux employant la technique de l’émaillage plique-à-jour.

Les métamorphoses éclosent
L’esthétique 1900 porte le paradigme de la métamorphose à son apogée. Les créateurs ont une telle facilité à jouer avec la matière, qu’ils peuvent laisser libre cours à leur imagination la plus extravagante. En porosité avec la peinture symboliste, le bijou place la figure féminine au cœur de la création. Sa chevelure épanouie, sa silhouette longiligne se prêtent à toutes les déclinaisons. Georges Fouquet, héritier de la maison fondée par son père, exécute des bijoux d’après les dessins d’Alfons Mucha : une association pour le meilleur, qui a donné naissance au spectaculaire bracelet-bague serpent de Sarah Bernhardt, et à une nymphe gracieuse abritée dans un cadre fleuri, dansant sur une bague en or et en émail (11 700 €, Aguttes, 21 octobre 2021). À l’Exposition de 1900 encore, Paul et Henri Vever présentent le pendentif « Sylvia », une femme-papillon au corps sculpté dans une agate et aux ailes diaphanes en émail. L’étrangeté, l’inquiétant ne sont jamais bien loin, les créatures hybrides peuplent un univers relevant du fantasme... la sirène, mi-femme-mi-poisson, est invitée. L’exposition de l’École des arts joailliers montre un flacon en verre dans lequel le corps de la charmeuse semble évoluer, emprisonné à jamais. Sur la broche « Apparitions » dessinée par Eugène Grasset
pour la maison Vever, ce sont deux visages qui émergent des flots, dont l’un est d’une pâleur sépulcrale : une pièce accrochée à 96 600 € en juin 2020 chez Thierry de Maigret. C’est encore tout un bestiaire fabuleux qui est convié, dragons, chimères, griffons et autres sphynx s’adaptent aux contraintes du travail des matériaux pour épouser les lignes souples des broches, peignes, pendentifs et bagues. La diversité des motifs est impressionnante, elle ne semble connaître aucune limite.
Déjà au début des années 1910, les artistes se tournent vers une esthétique inspirée par la géométrie. Telle une rose ayant perdu sa vêprée à peine éclose, le bijou art nouveau n’aura qu’une courte durée de vie. « La ligne est tout simplement morte d’épuisement », résume Henri Vever. La Première Guerre mondiale sonne le glas d’un mouvement déjà en péril. Mais en permettant le décloisonnement des arts et le contact avec la science, l’art nouveau a ouvert l’art du bijou à la modernité, qui n’a point de fin. 

René Lalique (1860-1945)
Pendentif et son sautoir, vers 1899-1900, en or jaune et émaux polychromes champlevé, pièce unique
L. totale : 38 cm,  H. pendentif : 7 cm,  poids brut : 73,85 g.
Paris, Hôtel Drouot, 23 juin 2020. Tessier & Sarrou et Associés OVV.
Adjugé : 131 840 €


à voir
Un art nouveau. Métamorphose du bijou, 1880-1914 
Jusqu’au 30 septembre 2023 École des arts joailliers, 31, rue Danielle-Casanova, Paris Ier