LE DOUX PARFUM DE L’ÉCRIN


Publié par la Gazette Drouot

SI LES ORIGINES DU FLACON À PARFUM REMONTERAIENT À L’ÉGYPTE ANCIENNE, SOIT PRÈS DE CINQUANTE SIÈCLES AVEC NOTRE ÈRE, LA PARFUMERIE MODERNE NE NAÎT QU’AU DÉBUT DES ANNÉES 1880, OÙ L’ON RETROUVE UN CERTAIN RENÉ LALIQUE.

Amphorisques, aryballes, lécythes, alabastres... que de noms savants pour désigner les contenants des fragrances de la Grèce antique ou les flacons en verre de l’Empire romain ! À l’image de l’apparition de la peinture en tube dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui permet aux impressionnistes de peindre hors de leurs ateliers et d’éclore, ce sont les progrès de la chimie qui, quasiment au même moment, permettent aux parfums de prendre un sacré bol d’air.


DU CONTENU AU CONTENANT
Les plus conservateurs vous diront qu’un bon parfum est toujours constitué de matières strictement naturelles, comme l’écorce, le musc ou les fleurs. Pourtant, la généralisation des huiles de synthèse a ouvert la voie à des combinaisons audacieuses, et ce n’est pas Guerlain qui dira le contraire : son célèbre Jicky, créé en 1887 – et encore porté aujourd’hui ! –, premier grand succès commercial de la parfumerie, contient de la vanilline, une huile de synthèse provenant de la sève de conifère. Désormais en mesure de produire en plus grande quantité qu’auparavant, les producteurs de ces essences précieuses et recherchées doivent redoubler d’imagination pour les mettre en valeur et, partant, les vendre au plus grand nombre. Avant 1900, les flacons sont carrés ou cylindriques et les fabricants se concentrent essentiellement sur l’étiquette, parfois très élaborée. Il faut attendre l’Exposition internationale de 1925 pour que ce nouvel accessoire incontournable fasse l’objet de toutes les attentions. Sous l’influence de l’art nouveau finissant et de l’art déco naissant, quelques artistes, verriers et cristalliers s’engouffrent dans la brèche pour produire industriellement et à prix modérés tous types de flacons. Quelques années plus tôt, René Lalique et le parfumeur François Coty avaient montré la voie en s’associant pour créer de petites bouteilles au style floral audacieux. Suivis de près par Baccarat qui, en 1914, commercialise un flacon en forme de tortue pour recueillir le Parfum des Champs-Élysées élaboré par Guerlain. Cinq ans plus tard, la cristallerie lorraine récidive en imaginant un nouveau réceptacle de luxe en forme de sphinx, imposant ainsi un rythme effréné à ses concurrents, contraints de s’adapter. Dans cette course sans répit à l’innovation, René Lalique ne se laisse pas déborder pour autant puisqu’il s’intéresse désormais... aux bouchons ! Pour le flacon de Pâquerette, créé par Roger & Gallet, le verrier en conçoit un particulièrement étonnant, ciselé de ces petites fleurs vivaces qui parsèment nos pelouses au printemps. Grâce aux expérimentations de ces pionniers, l’imagination des autres créateurs est désormais sans limites : laqué à la feuille d’or, gainé d’argent ou dessiné dans un style cubisant et parfois surréaliste, le flacon s’affirme comme un terrain de jeu inédit permettant toutes les extravagances. Évidemment, lorsque des artistes aussi connus et talentueux qu’Alfons Mucha s’y essaient, en l’occurrence chez Houbigant avec Cœur de Jeannette, le risque est que le flacon, devenant presque une œuvre d’art, fasse de l’ombre au parfum lui-même...

4e c’est la place occupée par la parfumerie dans l’économie française par son solde commercial, en 2015.


EN 1945, ELSA SCHIAPARELLI DEMANDANT À SALVADOR DALÍ D’IMAGINER UN ÉCRIN EN CRISTAL DE BACCARAT
POUR SON ROY SOLEIL.


LA MAINMISE DES COUTURIERS
Quelques années passent avant que les profes- sionnels de la mode ne se saisissent pour de bon de ce nouveau segment de marché pro- metteur, et parfaitement complémentaire de leur activité. Après tout, les clientes et clients sont les mêmes. Et il arrive que des bourses peu ou mal garnies se satisfassent d’une fragrance siglée, à défaut de pouvoir s’offrir une toilette de grand couturier. Autrement dit, les parfums élargissent sensiblement le champ de leur clientèle et contribuent à nourrir les rêves des passionnés. Le défricheur en la matière est Paul Poiré, le tout premier à faire entrer le parfum dans le giron de la mode. Ses Parfums de Rosine, du prénom de sa fille, concurrencent dès 1911 les parfumeurs traditionnels. Il en sort trente-cinq variantes jusqu’en 1929, faisant à chaque fois appel aux plus grands verriers de Murano pour réaliser des flacons vaporisateurs entièrement décorés à la main. Douze ans plus tard, Jean Patou se lance lui aussi dans l’aventure en proposant des parfums conservés dans des écrins raffinés et délicats, produits par Baccarat. Jeanne Lanvin, avant-gardiste de la mode, n’est pas en reste, puisqu’elle lance son mythique Arpège et son flacon dessiné par Armand-Albert Rateau, son architecte et décorateur favori, créateur de ses appartements privés en 1924-1925.
Au paroxysme des Années folles, le succès est tel que même les joailliers de la place Ven- dôme s’y mettent ! Les frères Revillon, les plus importants négociants mondiaux de fourrure avant-guerre, voient les choses en grand et décident de faire appel à Fernand Léger pour leur rarissime flacon de Cantilène, lancé en 1948. Trois ans plus tôt, Elsa Schiaparelli avait déjà ouvert la voie aux artistes en demandant à Salvador Dalí – rien de moins ! – d’imaginer un écrin en cristal de Baccarat pour son Roy soleil. Pari gagné, puisqu’il s’agit d’un des flacons les plus recherchés sur le marché aujourd’hui ! Au seuil des années 1950, Christian Dior associe cristal de Baccarat et bronze pour son Diorissimo, tandis que Marc Lalique, dans la lignée de ce que son père a initié un demi-siècle plus tôt, édite pour Nina Ricci le précieux Air du temps, un succès jamais démenti. Bref, dans ce secteur mature et dans un monde d’après-guerre en quête de nouvelles élégances, la parfumerie est au faîte du luxe et brille de tous ses feux.


DE NOUVEAUX STANDARDS
Il faut dire que, à cette époque faste, la course au beau ne s’encombre pas encore des ques- tions de budget ou de coût de revient. Difficile d’imaginer, en ce XXIe siècle, des fabricants cartonniers façonner (packager, dirait-on aujourd’hui) des écrins mêlant cuir, soie et autres matériaux nobles, sublimés par des étiquettes gravées sur cuivre ou bois rehaussées d’or ou d’argent. Pas de doute : le monde de la parfumerie a bien changé. Les grandes marques du luxe et de la mode (Burberry, Jean Paul Gaultier, Kenzo...) concèdent désormais des licences à des fabricants et diffuseurs exclusifs au catalogue bien fourni. Si l’exigence portée jadis aux lignes et aux dessins demeure dans la plupart des maisons, les matériaux privilégiés de nos jours, verre et plastique en tête, souffriraient grandement de la comparaison. Mais qu’importe le flacon... pourvu qu’on ait l’ivresse !


Adjugé 17 180 €
GUERLAIN « Flacon mauresque »
Exceptionnel flacon en verre présentant un long col annelé, inspiré de l'art oriental, laqué or. La panse du flacon, décorée par des motifs dits « cachemire » et des fleurs stylisées, émaillés et peints à la main. Bouchon en verre soufflé laqué or. Scellé, titré en relief sous la base « Guerlain Paris ». Les flacons mauresques étaient réalisés sur commande pour différents parfums.
Période 1910.
H 22,5 cm
Paris, 26 octobre 2012.
Néret-Minet, Tessier & Sarrou OVV.  M. Gangler.