Prêts à faire les singes ?


D’après Christophe Huet (1700-1759)
Singeries, suite de trois gravures par L. Guépard en 1730, à Paris (une reproduite)
14 x 19,5 cm.
Paris, rue Saint-Marc, 20 novembre 2020. Tessier & Sarrou et Associés OVV.

 


Publié par la Gazette Drouot

Des gravures flamandes aux superbes décors de Chantilly, le plaisir de rire de l’homme par le prisme de ce petit primate a été au cœur de la création artistique.

Cet automne et cet hiver, les singes sont partout, faisant la joie des visiteurs et réchauffant les cœurs. Ils grimpent à Versailles, « Les ani- maux du roi » (voir Gazette n° 39, page 181), au musée départemental de Flandre à Cassel (« Les Francken, une dynastie dans la Flandre du XVIIe siècle », voir Gazette n° 34, page 179) et dans un livre publié par Nicole Garnier-Pelle, Les Singeries de Chantilly. Difficile de les éviter. Et pourquoi le faire, d’ailleurs ? Raconter leur histoire, c’est restituer leur part d’humanité et expliquer comment leur existence questionne la nôtre. À l’origine, ce ne sont que des animaux exotiques, au même titre que les aras, tortues et autres pangolins, et il n’est pas question de réfléchir à un lointain cousinage avec nous ! À l’image de toutes les curiosités qui s’accumulent dans les cabinets des érudits, ils participent au prestige de leur propriétaire et à son intérêt pour les sciences. Puis, peu à peu, les artistes s’en saisissent pour en faire un thème à part, entre humour et sarcasme, entre réflexion et ornementation. Une nouvelle et longue vie qui se poursuit aujourd’hui par l’intérêt des collectionneurs.
À bien regarder l’histoire de l’art, on s’aperçoit que le singe est présent dans les représentations depuis le haut Moyen Âge, la religion en faisant un démon pour son habileté à imiter l’homme. Nombre de livres d’heures le figurent dans leurs marges, tel un symbole de l’humanité dégradée. Avec le développement de la scène de genre dans les Flandres du XVIIe siècle, il s’éloigne enfin de cette image diabolique, s’émancipe et devient un sujet à part entière. Deux singes enchaînés (Gemäl-degalerie, Berlin) est la première œuvre le mettant en scène pour ce qu’il est. Datée 1562, elle est peinte par Pieter Bruegel l’Ancien. Si on y voit bien des mangabeys couronnés, une espèce rare, il ne s’agit alors en rien d’une singerie. C’est pour sa curiosité que l’animal est ici figuré devant la ville d’Anvers – il ne faut pas oublier que le port de la florissante cité flamande est un lieu par lequel transitent la plupart des animaux exotiques. Le registre satirique naît peu de temps après. Les premières scènes comiques avec des singes habillés comme des humains et dans un environnement habité sont apparues sous le burin du graveur flamand Pieter Van der Borcht (1545-1608). Il offre à la singerie de devenir un thème indépendant vers 1575 avec une série d’estampes, fortement ancrées dans la tradition artistique de Bruegel l’Ancien. Ces tirages ont été largement diffusés et repris par d’autres artistes flamands – notamment ceux d’Anvers –, dont Frans Francken II le Jeune, Jan Bruegel l’Ancien et le Jeune, Sebastiaen Vrancx ou encore Jan Van Kessel l’Ancien. La fine fleur de l’art flamand du XVIIe siècle ! David Teniers le Jeune en devient le principal praticien, suivi par son jeune frère Abraham. Tous deux ont su surfer avec intelligence sur cette vague et ont ainsi joué un rôle déterminant dans la diffusion du genre en dehors de la Flandre. Ils n’ont eu aucun mal à trouver des modèles consentants ! L’archiduchesse Isabelle, fille du roi Philippe II, en amène avec elle de Madrid lorsqu’elle vient épouser l’archiduc Albert et régner avec lui sur les Flandres méridionales. Sa ménagerie était réputée dans l’Europe entière pour sa variété. Tout autant consentants à se retrouver aujourd’hui sous le feu des enchères, il n’est pas rare d’en croiser à partir de quelques milliers d’euros : 3 968 € une École des singes peinte par un suiveur de David Teniers (Le Floc’h, 26 février 2017), 4 758 €, Le Chat arrêté par des singes militaires par une école flamande du XVIIe siècle (Jean-Marc Delvaux, 28 juin 2017) ou encore 10 700 €, Le Cabaret des singes d’un suiveur de David Teniers (May & Associés, 11 décembre 2017). Ils sont en revanche plus rares sous le pinceau de l’un des ténors du genre et dans ce cas, évidemment, leur cote augmente. Le 28 mai 2021, la maison Beaussant Lefèvre présentait une huile sur cuivre de Jan Van Kessel, une Nature morte avec coupes de porcelaines chinoises, fruits, légumes, singe et hamster sur fond de paysage, qui se faisait désirer jusqu’à 104 140 €.


Au-delà de ce que l’on voit
« Les singeries sont des tableaux à penser, ils expriment la part d’animalité de l’homme dans ses dérives, le tout sous un aspect esthétique, très soigné, très accrocheur », explique Sandrine Vézilier-Dussart, directrice du musée de Flandre à Cassel, qui se réjouit d’avoir pu acheter l’année dernière sur le marché de l’art européen, une Singerie d’Abraham Teniers. Elles sont à la fois des tableaux à clés avec de multiples grilles de lecture – comme souvent dans la peinture flamande, qui invite à regarder au-delà de ce que l’on voit – et des peintures opulentes, débordantes de vie, faisant écho à l’appétit de vie de cette région. Le singe évoque l’inconnu, le peintre flatte l’ego du commanditaire qui saura lire la scène et lui donne le plaisir intellectuel de stimuler ses connaissances. Mais, « cette multitude simiesque, arborant costume humain, trinquant dans des brasseries, jouant aux cartes, ne nous dit rien de l’animal. L’homme se sert de lui pour proclamer sa supériorité », insiste la conservatrice qui regrette l’évolution du siècle suivant vers le décoratif. Nicole Garnier-Pelle, conservateur général du patrimoine, chargée du musée Condé au château de Chantilly, est sur la même longueur d’onde lorsqu’elle explique que « nous sommes invités à nous moquer du singe pour, ne pas avoir à nous moquer de l’homme, dont il est le transparent substitut ». La singerie devient populaire parmi les peintres français au début du XVIIIe siècle. Le Singe sculpteur d’Antoine Watteau, conservé au musée des beaux-arts d’Orléans, n’est rien d’autre qu’une critique des habitudes des artistes, il s’inscrit encore dans cette même veine satirique.


Métamorphose décorative
Les petits singes vivaient en abondance à Versailles, les premiers spécimens étant arrivés dans les années 1670. La plupart étaient reclus dans les appartements princiers où ils étaient considérés comme des jouets offerts aux dames de la cour et aux enfants princiers. Cependant, s’ils sont amplement représentés, et même racontés puisque les mémorialistes nous en narrent les jeux et les facéties, on ne trouve pas de portraits de la famille royale en leur compagnie. Ils sont en revanche présents dans le Bosquet du labyrinthe aménagé en 1665 par André Le Nôtre. En 1673, ce jardin est doté de 39 fontaines illustrant les fables antiques mettant en scène des animaux et sept d’entre elles ont le singe comme thème central ; toutes ont été détruites en 1774. Les sujets sont en plomb paré de polychromie, l’eau jaillissant de leur gueule ou de leur bec symbolise les paroles que la fable leur assignait. Il y est question de respect de l’ordre social : « Et, s’habillant en homme, sous le linge, / Le singe aussi ne passa que pour singe. » Avec l’évolution du goût du XVIIIe pour l’Extrême-Orient, les temps changent, la mode est aux chinoiseries et le singe, animal exotique par excellence, en devient un acteur essentiel. Dès la fin du règne de Louis XIV, des singes sont placés dans des décors grotesques de Jean Berain, Claude Gillot et Claude III Audran. Christophe Huet (1700- 1759), élève du dernier, va plus loin. Pour le grand appartement de Chantilly du prince de Condé (1692-1740), il réalise les spectaculaires décors peints de la Petite puis de la Grande Singerie en 1735, puis 1737. La peinture vendue par Osenat à Versailles en février 2021 (2 625 €) est une reprise du décor du Cabinet des Singes réalisé par Huet entre 1749 et 1750 à l’hôtel de Rohan à Paris. Un critique de l’époque écrit que « l’habileté, l’esprit, le vif coloris et le goût de Christophe Huet s’y sont donné carrière ».


Un singe dans un magasin de porcelaines
Vient ensuite leur heure de porcelaine. L’exposition « La fabrique de l’extravagance » s’est achevée le 29 août à Chantilly, magnifi- quement mise en scène, elle réservait une place spéciale à ces sympathiques comédiens. Les manufactures de Meissen et de Chantilly ont tout de suite adopté le singe, jouant de son ambivalence. En plus de pouvoir tourner en dérision de nombreuses attitudes humaines, le primate prête son corps aux objets du quotidien, théières, flambeaux, pendules ou écritoires. La pièce la plus originale est l’orchestre de singes. Il est peut-être apparu à Mennecy vers 1740. Mais c’est à Meissen qu’il rencontre son développement le plus spectaculaire, Joachim Kandler en offrant un superbe modèle en 1743, avant de le reprendre et de le décliner plus tard vers 1765-1767. La popularité du sujet est immense, ces musiciens étant une satire de l’orchestre de la cour de Frédéric Auguste de Saxe et ils n’ont pas pris une ride – ni un fêle – au fil des siècles. On en réalise encore à la fin du XIXe, ce sont ceux que l’on rencontre aux enchères à l’image de celui adjugé 11 180 € sous le marteau précautionneux de Millon en 2017 ou celui jouant 17 500 € chez Daguerre en novembre 2015.
Alors divertissant le singe ?  Certainement mais pas seulement, il est bien trop malin !