Deux huiles de Fernand LÉGER issues de la collection Frank ELGAR

par Marc Ottavi et Eric Schoeller, experts agréés



Durant le confinement, les experts collaborant avec l'étude Tessier & Sarrou partagent leurs connaissances et leur passion.
Cette semaine, Marc Ottavi et Eric Schoeller, experts en Art Moderne, vous présentent deux huiles de Fernand LÉGER.

 



Fernand LÉGER (1881-1955)
« Nature morte aux trois fruits », 1939
Huile sur toile
Signée F. LÉGER et datée 39 en bas à droite
Au dos contresignée F. LÉGER titrée et datée 39, porte les étiquettes n15 et n16 d'exposition
65 x 92 cm



Nature morte aux trois fruits
par Marc Ottavi

Provenant de la collection Frank ELGAR, une peinture datée 1939 accroche le regard par le caractère inhabituel de la composition et l’utilisation en contraste de tons purs. 
Inscrit au dos de la toile par Fernand LÉGER, son titre « Nature morte aux 3 fruits » résume un visuel plus fourni. Des fruits, mais aussi des branchages, des racines, des feuillages et d’autres éléments végétaux semblent graviter dans l’espace, surplombant une table verte cernée de noir. De gros bouts de bois, poteaux de clôtures que l’on déplace en campagne pour laisser passer les bêtes, structurent verticalement et rythment la composition. 
A ces fragments naturels flottants dans l’espace s’ajoute, isolée sur la droite, une araignée échappée du poème « Fuir » de Paul Éluard. Par métaphore surréaliste, cet animal tissant sa toile est associé à la femme araignée et symbolise l’érotisme. On peut s’étonner qu’aucune proportion ne semble respectée : pépins, noyaux, feuilles prenant une place démesurée sans rapport avec leur volume réel. 
Cette dispersion dynamique des objets repartis sur l’entière surface de la toile est l’aboutissement d’une recherche intellectuelle et stylistique étalée sur plus de trente années. 


La femme araignée

En 1939, Léger a accompli un long chemin pictural, s’appuyant sur l’idée que l’œuvre d’un artiste doit être significative de l’époque et donc évoluer avec le temps. 
Succédant à l’élément fabriqué, mécaniques, hélices, moteurs, dominos et autres objets secs utilisés par l’artiste durant ses recherches sur l’objectivité, la deuxième partie des années 1930 ouvre la voie à un retour au naturalisme classique utilisant au même titre et à égale valeur des éléments issus de l’imagination, du corps humain, du règne animal ou végétal. 
Pour Léger toute représentation a un intérêt égal. D’un point de vue plastique, le portrait ou le corps humain n’a pas plus d’importance qu’un arbre, un tronc, un fragment de rocher, un branchage. 
Chaque élément du tableau est représenté dégagé de sa valeur sentimentale afin d’être reconnu pour sa seule plasticité.
Sans aucun effet de perspective et conçu selon une nouvelle définition visuelle, l’objet usuel doit donc se substituer au sujet et devenir l’essentiel par l’abandon de toute hiérarchie entre les différents éléments du tableau. 
Une chose inanimée, coquillage, pipe, arbre est considérée d’égale valeur à un bras, un corps ou un visage, avec pour conséquence, « la domination de l’objet » et la disparition du « beau sujet » utilisé comme référence picturale depuis la Renaissance italienne. 
Léger est dans sa ferme de Lisores quand la Deuxième guerre mondiale éclate. Sur l’invitation de Georges Huisman, directeur général des Beaux-Arts, l’artiste sera invité à mettre ses œuvres à l’abri au château de Carouges. La galerie Louis Carré récupèrera et listera 69 tableaux en avril 1946.


 


Étude préparatoire du tableau « Nature morte aux trois fruits », circa 1939
Crayons gras et fusain sur papier
Non signé
20 x 26 cm



Ainsi que le précise Zervos dans le Cahiers d’art consacré en 1933 à Fernand LÉGER : « Tous ses tableaux sont sortis de petites études conçues par l’inconscient et écrites d’un seul jet. » 
Léger lui même appelle ces réalisations « pochade », précisant que s’il en réalise plusieurs, une seule sera choisie et servira d’inspiration sans modification ni évolution, d’où leur caractère parfois déroutant. 

Si mes réalisations débutent pochade, c’est un premier état indispensable. A ce moment-là je dois en choisir une. Elle va se développer bien ou mal mais l’œuvre acceptée va commencer, contrôlée. Comme cela serait facile d’agrandir cette pochade ! Cela ne m’intéresse pas. C’est un petit chemin enveloppé de séduction, de goût, d’improvisé, de plus de Romantisme, de plus de Surréalisme. Saupoudrez de surprise, de l’étonnant, d’excitant. Notre bonne bourgeoisie exulte. C’est sensuel. Mais nous sommes loin du But : OBJET BEAU. Peinture de petite jouissance, un truc comme « faire l’amour ». C’est vite fait, moi c’est l’enfant qui m’intéresse, c’est tout autre chose.
Fernand LÉGER


 


Fernand LÉGER (1881-1955)
« Portrait de Marguerite Lesbats », 1949
Huile sur toile
Signée F. LÉGER et datée 49 en bas à droite
Au dos dédicacée « A Madame Marguerite Lesbats, Amicalement », contresignée au dos, porte les étiquettes d'exposition n12 et n14
46 x 38 cm



Portrait de Marguerite Lesbats
par Eric Schoeller

De son vrai nom Roger Lesbats, Frank Elgar a reçu en cadeau de son ami Fernand Léger ce portrait de sa femme, Marguerite Lesbats. 
Il a été choisi par son épouse, Nadia Léger, pour figurer dans la première rétrospective de leurs œuvres respectives, en 1963, au Musée des Beaux-Arts Pouchkine de Moscou. 
Alors que le pouvoir russe représenté par Khrouchtchev considérait alors la peinture comme décadente, le vernissage fut un succès : Khrouchtchev est sous le charme, la peinture de Léger est en accord avec son idée de l’art, vantant le prolétariat avec la série du peintre sur les ouvriers. 
Maurice Thorez, auteur de la préface du catalogue de l’exposition, évoque la vision du communisme pour Léger comme étant la « marche du bonheur ». 

Il n’existe que peu de portraits du genre de celui de Madame Lesbats peints, à la même époque, par Léger : 
- celui de Paul Eluard, conservé au Musée Paul Eluard à Saint-Denis, dont l’écrivain dira de lui en le découvrant : « il n’y avait dans cette galerie qu’un seul portrait mais il était rayonnant de ressemblance », 
- celui de Blaise Cendrars, ami de longue date du peintre, rencontré au moment de ce qu’il est convenu d’appeler l’époque héroïque (1908-1912) qui disait de cette époque : « les peintres et les écrivains, c’était pareil. On vivait mélangés avec probablement les mêmes soucis ; on peut même dire que chaque écrivain avait son peintre. Moi, j’avais Delaunay et Léger, Picasso avait Max Jacob, Reverdy, Braque, et Apollinaire, tout le monde ». 

Il réalisa aussi quelques portraits de Nadia Léger, de face et de profil, que l’artiste exécuta à l’huile, à la gouache, à l’encre et à la mine de plomb ainsi qu’en céramique, lors de sa collaboration avec Roland Brice (ancien élève) et son fils Claude à partir de 1950 à Biot. 

« Le portrait de Madame Lesbats » est le seul portrait féminin de Léger de 1949 proposé en ventes publiques depuis 2008.