Alice Jossaume, la Chine et le Japon en partage

Publié par la Gazette Drouot

Depuis quatre ans, elle dirige le vénérable cabinet Portier et Associés avec calme et sérénité, tout en portant un regard moderne et dynamique sur le marché asiatique.

 


Le cabinet Portier et Associés souffle cette année ses 110 bougies, ce qui en fait l’un des plus anciens bureaux d’expertise exerçant aujourd’hui en France. Même si l’on connaît parfaitement la modestie des civilisations asiatiques, on ne peut s’empêcher de saluer une telle «longue vie» d’un «Banzaï !» empreint de respect. Fondé par André Portier, tout juste âgé de 23 ans en 1909, il prend véritablement son essor sous l’égide de son fils, Guy, en 1938. Ce dernier affectionne particulièrement la culture japonaise, pays dont il parle la langue. Alice Jossaume, entrée il y a quinze ans pour épauler Thierry, le petit-fils, est aujourd’hui seule à la barre. Elle est à la tête d’une équipe 100 % féminine, qui compte trois autres collaboratrices. La Semaine asiatique, annoncée dans la Gazette par l’Événement (voir page 14), est une invitation à revenir avec elle sur l’évolution du marché, depuis le tournant des années 2000, et sur la place qu’elle-même y occupe.


Le fait d’être une femme, jeune de surcroît, n’est-il pas un handicap dans ce secteur ? 
Je n’ai jamais ressenti le moindre problème en Asie, ni avec le fait que je sois une femme, ni avec celui d’avoir commencé ce métier jeune. Je vais peut-être vous surprendre, mais c’est ici en France que c’est le plus compliqué ! J’ai fait des études de langue et civilisation et j’ai appris le chinois, je pense que c’est un atout dans nos relations et un gage de respect mutuel. 


Vous voici à la tête d’un cabinet centenaire, comment cela se gère-t-il ? 
J’ai été élevée à « l’école Portier », celle de la prudence, je continue dans le même sens. C’est indispensable parce que nous évoluons dans un milieu où il y a énormément d’argent en jeu. Je gère un volume d’environ dix mille objets en mains par an, c’est énorme, sans parler des dizaines de mails dont on est abreuvé quotidiennement, avec une demande de réponse quasi immédiate. C’est ce nouveau moyen de diffusion qui a le plus changé notre métier. Même si l’on réclame que je réponde aussitôt, je refuse, et dès que j’ai un doute, je demande des photographies complémentaires et de meilleure qualité. C’est néanmoins un nouveau mode de diffusion des objets qui doit être traité avec la plus grande attention. C’est en regardant mes mails que j’ai vu pour la première fois le cachet en stéatite qui a obtenu 1,5 M€ (à Drouot, le 16 juin 2014 chez Tessier Sarrou & Associés, NDLR).

 


CHINE - Epoque QIANLONG (1736 - 1795)
Cachet en steatite beige et rouille, au revers, l'inscription en negatif et en zhuanshu (Suo Bao Wei Xian).
Il est surmonte de neuf dragons loves les uns contre les autres et pourchassant la perle sacree. (Eclats).
Hauteur: 10 cm - Dimensions: 8,5 x 8,5 cm
Adjugé : 1,5 M€


Depuis vos débuts en 2004, quels sont les changements survenus sur le marché ? 
Les années 2000 ont été exceptionnelles. Depuis 2010, on assiste à un réajustement : crue, décrue et correction depuis 2013. Paradoxalement, alors que le marché prend 6 % par an, de moins en moins d’objets sont disponibles et les pièces de qualité moyenne stagnent. Le phénomène marquant de ces dernières années est l’émergence, en Chine, de nouveaux collectionneurs, qui tous veulent créer leur propre musée. D’où une forte demande pour des objets de haute qualité. Mais le marché est très volatile, une fois l’objet convoité acquis, les acheteurs passent à une autre recherche. 


Comment se répartit la demande ? 
Il existe deux catégories d’objets. Ceux fabriqués en Chine et destinés à l’exportation, comme «les familles roses» et les «compagnies des Indes». Ces pièces ne sont pas recherchées par les Chinois, elles restent en Occident. Toutes les autres repartent, je dirais, à 80 % en Chine. Néanmoins, les acheteurs chinois font très attention à ce qu’ils choisissent et la provenance est une exigence incontournable pour eux. Les acquéreurs la demandent toujours, c’est une plus-value énorme. 


En quoi la situation politique et économique de la Chine influence-t-elle le marché ? 
En 2012, après l’élection de Xi Jinping, une vaste campagne anticorruption a entraîné un grand nettoyage. Le marché s’en est immédiatement ressenti et on a assisté à une période d’instabilité avant de retrouver une sérénité en 2013. Depuis 2016, nouveau coup avec le durcissement de la possibilité de sortir de l’argent du pays : seulement 50 000 $ par an et par personne, et sur justificatif ! De nouvelles restrictions économiques sont annoncées… Donc, oui, l’impact est énorme. Aujourd’hui, le marché retient son souffle. 


Et les fameux écarts entre les estimations et les résultats, qui, bien sûr, ne concernent pas que votre spécialité, comment les justifiez-vous ?
L’expertise n’est pas une science exacte. Comme je vous le disais en préambule, j’ai été élevée à la prudence. Lorsque je ne crois pas en un objet, je ne le garantis pas, libre aux acheteurs d’y aller tout seuls. C’est un point essentiel pour moi. Et puis, une nouvelle fois, le marché est très volatile, il suffit qu’un collectionneur veuille absolument une pièce pour son musée pour que sa valeur s’enflamme. Alors que, quelques mois plus tard, une offre équivalente n’intéressera plus. Il faut dire aussi que les amateurs chinois sont très joueurs. Si vous mettez une estimation trop élevée, cela va les freiner. Il veulent pouvoir rentrer en disant : «Vous voyez, j’ai fait une découverte et je l’ai achetée cher.»


On a beaucoup parlé de la Chine, quid des autres civilisations ? 
Ma formation de base, c’est vraiment la civilisation chinoise, mais je me suis ouverte, particulièrement au Japon. Lorsque je suis arrivée, Thierry Portier m’a demandé de m’intéresser aux estampes japonaises. C’est passionnant. Malheureusement, on n’en voit très peu de belles. Je n’en ai pas eu entre les mains d’équivalentes à celles de la collection Portier dispersée en juin 2016. Le Japon, au top dans les décennies 1970 à 1990, a souffert de la crise économique liée à la guerre du Golfe et de la montée en puissance de son grand voisin, qui dispose de moyens financiers bien plus importants. La seconde raison est la raréfaction des belles pièces, les porcelaines Kakiemon par exemple, les Mishima aussi, cela fait au moins six ou sept ans que je n’en ai pas eu de significatives. 


Parmi les objets passés sous votre expertise quels sont ceux qui vous ont le plus marquée ? 
Ma passion, ce sont les objets de lettrés et les porcelaines. Récemment, j’ai aimé expertiser la série de photographies prises et vendues par la maison Tessier Sarrou en décembre 2018. Envoyé à Pékin en qualité de secrétaire d’ambassade, Robert de Semallé a pris en photo des sites qui figurent parmi les plus touristiques d’aujourd’hui ! Et puis, ces tirages sont d’un intérêt historique essentiel. Par exemple, dans la cathédrale de Pékin, on peut encore voir en place des objets en cristal d’époque Louis XIV et une chasuble brodée par Marie-Antoinette. Il ne faut pas oublier qu’au XVIIIe siècle, il y avait énormément d’échanges entre les cours européennes et celle de Kangxi d’abord, de Qianlong ensuite. Chacun était féru des productions de l’autre.
C’est un peu comme poser sa main sur l’histoire.
 



Collection Affre de Saint Rome
Ensemble de 8 albums photo, comprenant environ 1 419 photographies
Adjugé : 245 760 €