Katherine Dickens par Perugini : l’amour courtois à l’anglaise
Publié par la Gazette Drouot
Par ce portrait, le peintre victorien élève son épouse au rang d’icône en la figurant sous les traits de la légendaire courtisane aux manches vertes qui aurait inspiré au roi Henri VIII une célèbre ballade.
Greensleeves... « Manches vertes », dans la langue de Molière. Un titre des plus prosaïques derrière lequel se cache en réalité l’une des chansons d’amour les plus populaires d’Angleterre. Bien des mystères entourent cette dernière, car si l’identité exacte de son auteur n’est pas connue, celle de la femme à qui elle s’adresse ne l’est guère plus. Selon la légende, cette ballade – une déclaration d’amour à une mystérieuse femme qui portait des manches vertes – aurait été composée par nul autre que le roi Henri VIII (1491-1547), monarque passé à la postérité pour d’autres raisons que l’amour des beaux vers. Il est même dit qu’elle s’adresserait à sa deuxième épouse, Anne Boleyn (1501-1536), que le roi aimait tant qu’il la fit décapiter pour adultère... Il est donc peu probable que le souverain soit l’auteur de cette chanson, d’autant que subsiste un bémol de taille : sa première version imprimée ne paraît qu’en 1580 à Londres, soit plus de trente ans après la mort du roi et quarante ans après celle de la reine ! Quoi qu’il en soit, cette ritournelle connut un grand succès pendant la période élisabéthaine – Shakespeare la mentionne dans ses tragédies – et jusqu’au XXe siècle, où elle inspira nombre de chanteurs, de Jacques Brel à Léonard Cohen. Il est donc peu étonnant qu’elle ait influencé les artistes de l’ère victorienne, et plus particulièrement les préraphaélites. En 1863, Dante Gabriel Rossetti en livrait sa propre vision avec My Lady Greensleeves, aujourd’hui aux Harvard Art Museums. Quant à la toile qui nous intéresse ici, elle est l’œuvre d’un autre artiste proche de ce mouvement : Charles Edward Perugini.
Excellant particulièrement en tant que portraitiste, Perugini livre ici une vision symbolique de son épouse, elle-même artiste de talent.
Peindre les sentiments
Réalisée vers 1880, cette toile est exceptionnelle à plus d’un titre. Par sa qualité d’abord, mais aussi parce qu’elle signe la première apparition de Perugini sur le marché français, Artnet ne recensant aucune vente dans l’Hexagone ! « C’est en effet un artiste qui se vend beaucoup à New York ou à Londres, et même en Italie, confirme l’expert Éric Schoeller. Mais à ma connaissance il n’y a pas de trace de vente en France. » Une première qui pourrait donc être de bon augure, d’autant plus que la toile est connue. « L’actuel propriétaire, un important collectionneur français, l’a acquise à Londres auprès d’une grande maison de vente en 1984. Il a eu un coup de cœur pour l’œuvre et l’a achetée immédiatement avant la vente, sans même savoir qui était l’artiste. Ce qui est très étonnant, c’est qu’elle n’est recensée nulle part et que son historique n’est pas connue avant 1984. Et pourtant on en trouve de nombreuses reproductions sur Internet, sous forme de posters ou autres. » Il faut dire que la peinture est des plus séduisantes. Perugini représente ici son épouse Kate (1839-1929), de trois quarts, devant un fond aux motifs floraux et végétaux évoquant un ample brocart : elle est vêtue à la mode de la Renaissance, d’une robe verte aux larges manches de velours de même couleur, tenant dans sa main un éventail en plumes d’autruche. Fille aînée de l’écrivain Charles Dickens – elle craignait d’ailleurs de n’être considérée que pour son ascendance –, elle-même artiste de talent, elle a acquis une renommée considérable grâce à ses tableaux aux sujets enfantins. Membre de la Society of Women Artists, elle a plusieurs fois exposé à la Royal Academy. Veuve en 1873 du peintre préraphaélite Charles Allston Collins, elle épousa Perugini l’année suivante. Le mariage fut heureux et, fait suffisamment rare à l’époque pour être noté, Charles Edward ne chercha jamais à brimer la créativité de son épouse, la laissant peindre et exposer ses œuvres à son nom. « Perugini livre ici un portrait symbolique et iconique de sa femme, note encore l’expert. En la peignant sous les traits de la légendaire femme aux manches vertes de la chanson, il montre en quelle affection il la tenait. »
Quant à Charles Edward Perugini, on sait assez peu de choses de lui. Né en 1839 à Naples dans une famille italienne anglophile et ayant déménagé à Londres à l'âge de six ans, il est naturalisé anglais. Onze ans plus tard, ses dessins sont remarqués par Horace Vernet, qui lui recommande d’aller étudier en Italie. Le jeune garçon se rend donc à Rome en 1853. Il y reçoit l’enseignement de Bonolis et de Mancinelli et fait la rencontre de lord Frederic Leighton (1830-1896). Il part ensuite à Paris et rejoint l’atelier d’Ary Scheffer, peintre du roi Louis-Philippe. Perugini retrouve Leighton, qui le prend sous son aile et deviendra son principal mécène, l’introduisant auprès de John Everett Millais. Le peintre est remarqué par la Royal Academy, où son talent lui vaut nombre d’admirateurs. Il excellait particulièrement en tant que portraitiste. Ainsi que le note le Times du 23 décembre 1918 dans sa nécrologie : « L’élégance, la pureté et la justesse du dessin, le raffinement parfait et la dignité, la grâce et le charme, la délicatesse de la couleur et la tendresse d’une ligne harmonieuse, telles sont les qualités de son art académique [...]. L’art de Perugini reflétait sa nature. » Autant de qualités que l’on retrouve dans ce portrait de Kate Perugini, véritable déclaration d’amour, aussi vibrante que la chanson qui l’a inspirée.
Charles Edward Perugini (1838-1918)
Portrait présumé de Katherine Dickens en « Greensleeves », vers 1880
Huile sur toile, monogrammée « CEP » en bas à droite
114,5 x 76,5 cm.
Estimation : 30 000 / 50 000 €
Vendredi 20 juin, salle 6 – Hôtel Drouot.
Tessier & Sarrou et Associés OVV. M. Schoeller.