Les quatre cents coups de Molière


Publié par la Gazette Drouot

L’homme de plume et de scène fertilise encore les sillons de la légende, ce qui n’est pas pour déplaire à ses admirateurs qui depuis longtemps l’ont installé au panthéon des enchères.

Si Jean-Baptiste Poquelin fut baptisé le 15 janvier 1622, on ignore tou- jours la date de naissance de celui qui choisira « Molière » comme nom de scène quand, en 1643, il renonce à la charge paternelle de tapissier et à son statut confortable de bourgeois pour choisir le métier de comédien. Pourquoi cette soudaine vocation ? Il n’existe aucune explication. Les célébrations de son 400e anniversaire vont-elles permettre de savoir qui se cache vraiment derrière ce génie aussi à l’aise dans l’écriture que sur les planches, l’un des auteurs les plus lus, joués et traduits du monde ? Si tout a été dit et écrit de son parcours de dramaturge, de ses fonctions de chef de troupe, de la protection que lui prodiguait Louis XIV, aucune trace personnelle ne nous éclaire sur sa vie plus intime. On est en droit de se demander lequel de ses héros le représente le plus. Ou si, tout simplement, il existait un peu dans chacun d’eux, étant à la fois Argan et Alceste, Scapin et Don Juan... Il aura su jouer avec la farce jusqu’à la fin. La légende raconte qu’il mourut sur scène le 17 février 1673 ; en réalité, il s’éteignit chez lui, à quelques pas de sa seconde maison, la Comédie-Française, succombant subitement à une infection pulmonaire. Depuis, sans discontinuer, les amoureux des grands textes classiques et de théâtre sont particulièrement gâtés, et se régalent régulièrement de ses ouvrages proposés en ventes dans des éditions originales joliment illustrées. Et ça, c’est une certitude !


La langue de Molière
En l’absence de traces manuscrites autographes, et à côté des témoignages d’époque, ce sont ses écrits – une trentaine de comédies en vers et en prose – qui dévoilent notre homme. Une pièce burlesque, Les Précieuses ridicules, l’installe dans le succès.
Nous sommes en 1659, Molière vient d’inventer la comédie morale... et va bientôt conquérir un roi au faîte de sa gloire. Ce sont d’ailleurs ces textes qui montent le plus souvent sur la scène des enchères, pour y recevoir des vivats à la hauteur de leur qualité. Le 14 octobre 1670 est donnée pour la première fois la comédie-ballet toujours considérée comme l’une des plus grandes réussites du théâtre français : Le Bourgeois gentilhomme. Nous sommes à Chambord, la nuit est magique, mais le souverain ne daigne pas applaudir. Il s’agit en effet à l’origine d’une réponse du roi à l’ambassadeur turc, qui avait raillé les fastes de la cour lors de sa visite à Versailles. Ce n’est que lors d’une deuxième représentation que Louis XIV donnera son approbation.
Un exemplaire de l’édition originale publiée à Paris en 1671, ici présenté dans une reliure d’époque en vélin, retenait une attention de
65 093 € à Drouot, chez Binoche et Giquello, en juin 2019. Il provenait de la collection d’un couple de bibliophiles passionnés des grands classiques français du XVIIe siècle, Michel et Colombe Dubos. Aussi ne détenaient-ils pas moins de quarante ouvrages de Molière. Lors
de la même dispersion, Le Tartuffe ou l’Imposteur imprimé « aux despens de l’Autheur » en 1669, était joué à 60 154 €, un vrai sacre pour ce divertissement dans lequel la peinture des caractères est portée à son paroxysme – ce qui valut à leur créateur l’ire des tenants de la morale, Bossuet en tête. Chez Jean-Marc Delvaux, le 14 juin 2016, trois des pièces les plus connues étaient réunies sous une même reliure, ce qui faisait leur rareté ! Il s’agissait de L’Amour médecin, Le Misanthrope et Le Médecin malgré-luy, applaudis jusqu’à 40 064 €. Provenant de la bibliothèque de Pierre Bergé, et vendu lors de la 5e vente de celle-ci (Hôtel Drouot, 16 décembre 2020), un premier tirage, en 95 pages, de L’Escole des femmes (1663) retenait 39 176 €. Cette édition a pour particularité de présenter certaines pages mal chiffrées, ce qui en accentue la désirabilité. Il s’agit, de plus, de l’un des onze exemplaires avec des corrections manuscrites que l’on a longtemps crues de la main de Molière – ce qui enchantait Sacha Guitry : « J’appris enfin qu’il existait onze exemplaires connus de L’École des femmes, où, à la page 52 se voit en marge, de la main de Molière, le mot Esprit remplaçant le mot Amour. J’allai avec émotion et respect à la page 52 de mon ravissant petit livre : le mot Amour s’y trouvait, rayé et remplacé en marge par le mot Esprit. Je possède un mot de la main de Molière – et c’est le mot esprit – mis à la place du mot amour ! Si des gens, me voyant passer dans la rue, tête haute, en concluent que je suis orgueilleux et fier, qu’ils n’en cherchent pas ailleurs la raison. »

Une tête bien faite
Jean-Antoine Houdon sculptant dans le marbre l’effigie du dramaturge aux cheveux libérés ne pouvait s’imaginer que celle-ci connaîtrait une telle postérité. Il s’était alors inspiré du portrait peint par Nicolas Mignard. Si l’original offert aux comédiens du Français en 1778 trône en bonne place dans leur foyer, avec l’avènement, au XIXe siècle, de nouveaux procédés d’édition en bronze, tout un chacun peut désormais déposer sur le manteau de sa cheminée la tête bien faite de Molière fondue chez Barbedienne. Merci Monsieur Collas, votre procédé de réduction mécanique a fait des heureux et il n’est pas rare d’en voir apparaître aux enchères, d’où elles repartent pour quelques centaines d’euros : 610 € chez Tessier & Sarrou & Associés le 4 décembre 2019 pour une version de 28 cm de hauteur, 2 498 € en 2012 chez Coutau-Bégarie pour une autre de 43 cm, et 7 435 € la même année sous le marteau de Beaussant Lefèvre, cette fois en 80 cm, soit près de la taille originale. Le 1er décembre 2015, la maison Cornette de Saint Cyr dispersait l’importante collection de plâtres de l’atelier de moulage du musée du Louvre : celui de Molière (h. 88 cm) y était déposé à 4 122 €. L’homme de théâtre a toujours été une icône, comme le relève si bien la pertinente exposition de Versailles (« Molière, la fabrique d’une gloire nationale », jusqu’au 17 avril, voir Gazette n° 5, page 146). C’est la raison pour laquelle François Boucher, autre grand nom des arts s’il en est, a réalisé trente-trois dessins à la sanguine pour illustrer l’édition du Molière de 1774. Une Étude d’homme pour L’Étourdi (26,5 x 18,5 cm) était reçue à 37 200 € le 26 novembre 2014 chez Auction Art Rémy Le Fur & Associés, suivie d’une Étude de femme pour Mélicerte à 31 000 €. Et la course des siècles n’y a rien changé : le XIXe romantique va s’emparer de sa légende, le XXe, pourtant plus rationnel, laissera libre cours à certaines croyances avant de leur tordre le cou définitivement, comme celle donnant à Pierre Corneille la paternité de l’écriture de ses pièces !

Molière s'était attiré les foudres de la censure, des courtisans, des bourgeois, des jansénistes...


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Aucun manuscrit, nulle note ni lettre de Molière ne nous sont parvenus. L’usage au XVIIe siècle était de jeter les brouillons des œuvres après leur publication.


Ce que roi veut !
Le 6 octobre 2021, Ader dispersait la collection de Jacques Crépineau, entièrement consacrée au théâtre. Parmi le vaste ensemble conservé, se trouvait une huile sur toile de son ami Pierre Clayette (1 280 €). L’artiste décédé en 2005 donnait là sa version de la célèbre toile, attribuée à Vério et accrochée à la Comédie-Française, Les Farceurs français et italiens ; soit la première peinture représentant Molière, en l’occurrence dans le rôle d’Arnolphe (L’École des femmes). Une première, mais pas une dernière ! Le 15 novembre 2020 à Fontainebleau, chez Osenat, La Comédie-Française frappait un joli coup en emportant pour 75 000 €, et par la voie de la préemption, une huile sur toile de François-Jean Garneray. Le sujet en est original : le peintre a choisi d’illustrer – non sans quelques fantaisies – un épisode relaté par madame Campan, première femme de chambre de Marie-Antoinette dans ses Mémoires. Apprenant que Molière, ayant dû reprendre la charge de tapissier et valet de chambre du roi laissée vacante par la mort de son frère aîné, était méprisé par les autres officiers de la cour – ceux-ci refusant de partager leur repas avec un comédien –, le Roi-Soleil l’invita à sa table. L’on voit ainsi le souverain, en longue robe de chambre, inviter le dramaturge à prendre part à sa collation. Les courtisans pénétrant dans la pièce sont tout aussi surpris que le comédien... Louis XIV metteur en scène de Molière, voici qui ne manque pas de saveur ! Une première édition d’une grande partie des œuvres du créateur de Tartuffe voit le jour de son vivant en 1666. Mais ce n’est qu’en 1682 qu’une édition de la totalité de ses pièces – six supplémentaires, jouées mais jamais imprimées – est établie par les comédiens La Grange et Vivot, à la demande de sa veuve Armande Béjart. Intitulée Les Œuvres de Monsieur de Molière, première à être illustrée également, elle servira de base à toutes les parutions ultérieures. Un ensemble complet des huit volumes – reliés en maroquin noir et aux armes d’un grand bibliophile du XVIIIe siècle, Louis-César de Crémeaux, marquis d’Entragues – était emporté à 119 700 € chez Kâ-Mondo le 7 mai 2021. Molière s’était attiré les foudres de la censure, des courtisans, des médecins, des bourgeois, des jansénistes... bref, quasiment de tout le beau monde, mais avait su séduire le roi. Ses comédies morales sont désormais inscrites dans le patrimoine de la langue française.


Adjugé 610 €
D'après HOUDON
Buste de Molière
Epreuve en bronze à patine brune, signé F. Barbedienne
XIXe siècle
H. 28 cm