Ce que manque à nous tous

Argile peinte/patiné et verre soufflé irisé
Signée et titrée « Ce que manque à nous tous. Man Ray » 1927 / 1935-36
H : 15 cm L : 18 cm

 

Selon Arturo Schwarz, marchand de Man Ray et auteur d’une monographie sur lui, le titre dérive d’une citation d’Engels, l’un des philosophes fondateurs du communisme, « Ce qui manque à tous ces messieurs c’est la dialectique » (‘ Ce qui manque à ces messieurs, c’est la dialectique ‘’), reproduite en majuscules sur la couverture du magazine du groupe surréaliste, La Révolution surréaliste (Paris, n°8, 1er décembre 1926).

Le concept de l’œuvre remonte à 1927 lorsque la Galerie surréaliste, Paris, annonça la réalisation d’éditions de cet objet et d’autres objets fantastiques par plusieurs artistes. On peut se demander si Man Ray a fait plus d’une des vingt éditions annoncées au cours de cette période, et on pense que le prototype original a été rapidement perdu. En 1935 et 1936, des exemples de cet objet emblématique surréaliste furent faits et une réplique fut incluse dans l’Exposition surréaliste d’objets tenue à la Galerie Charles Ratton, Paris, en 1936. Deux ans plus tard, Man Ray inclut une version de cet objet comme accessoire dans la perruque d’unmannequin à taille humaine, contribution qui lui fut demandée pour l’Exposition Internationale du Surréalisme de 1938 en tant qu’artiste surréaliste majeur.

D’après le catalogue, l’œuvre était connue sous le nom de Ce qui nous manque à tous, un titre légèrement différent mais qui a le même sens. L’exposition était accompagnée d’un texte théorique du chef du mouvement surréaliste, André Breton (1896-1966), qui décrivait les nombreux types d’objets surréalistes et la manière dont ils « perturbaient et déformaient » les conceptions conventionnelles de la réalité. Dans les années 1930, l’objet surréaliste a été conçu en grande partie en termes d’une notion psychologiquement chargée du désir et à la lumière des tests poétiques des surréalistes du rôle descriptif du langage. Les objets de Man Ray, cependant, exprimaient généralement une vision plus légère et plus ludique. Cet objet a été donné vie par rien de plus substantiel que l’air et le jeu de la lumière sur la surface du verre irisé qui, comme un objectif photographique, peut refléter une image inversée de la réalité environnante. Contrairement à Salvador Dalí (1904-1989), par exemple, Man Ray n’a pas exploré les racines psychanalytiques des obsessions et des fantasmes personnels. Ses objets n’étaient pas des « objets de désir » mais plutôt, comme il le disait, des « objets d’affection ».
Les objets de Man Ray, qu’il appela “Objets de Mon Affection”, sont parmi les plus vénérés de tous les objets surréalistes.

Composé d’un objet de la vie quotidienne, cette pipe en argile a été rectifiée par Man Ray qui y ajouta une bulle en verre soufflé. La combinaison hasardeuse de ces deux objets, possible rencontre fortuite, est un exemple de l’humour présent dans les objets surréalistes, particulièrement ceux de Man Ray. Il crée ici l’illusion d’une pipe dégageant de la fumée représentée par la bulle. C’est l’exemple type de l’objet surréaliste qui consistait souvent à prendre un objet de la vie quotidienne et à le transformer en changeant sa fonction. Toute tentative d’utiliser la pipe pour sa fonction initiale devient futile, de même que faire circuler l’air à travers pour fumer est impossible.

Malgré le statut de Man Ray comme l’une des figures pionnières de l’art de l’entre-deux-guerres, ses objets ne sont pas particulièrement connus. Ceci est en grande partie dû à sa plus grande renommée en tant que photographe; mais c’est aussi en partie dû à l’histoire complexe de nombre de ses objets. Un certain nombre des œuvres les plus anciennes ont été perdues ou détruites accidentellement (il en va de même pour de nombreux objets classiques de son ami Marcel Duchamp). D’autres sont connus principalement comme des photographies reproduites dans des magazines surréalistes et leur statut en tant qu’objets a été obscurci par la célébrité des images photographiques. En fait, Man Ray fabriquait parfois des objets pour les photographier, puis les jetait ou les réutilisait autrement. Il a également refait certaines œuvres, créant ainsi de nouveaux originaux, et lorsque, dans les années 1960 et 1970, il y avait un plus grand intérêt commercial pour les objets, il s’est arrangé, comme Duchamp, pour que certains de ses objets soient produits en éditions.

Cet objet fut publié plus tard en deux éditions, en 1963 (6 exemplaires) et en 1973 (9 exemplaires et 3 épreuves d’artiste) par la Galleria Il Fauno, Turin. Le titre de ces œuvres était Ce qui manque à nous tous. L’objet de 1935 avait été conservé par Charles Ratton après le spectacle de 1936, et a ensuite été hérité par son fils. Il se peut que Man Ray ait légèrement modifié le titre de l’œuvre pour l’édition simplement parce qu’il ne se souvenait pas correctement du titre original et n’avait pas accès à la pièce originale.

Lucien Treillard, l’assistant de Man Ray à l’époque, a trouvé les pipes (encore couramment disponibles à l’époque) et a réalisé les boules de verre de l’édition. May Ray a inscrit les pièces avec le titre et la date, et les a signées avec son monogramme (lettre de Treillard à la Tate, datée de janvier 2003).

Les éditions de 1963 et 1973 étant numérotées ou annotées (EA, HC), on peut raisonnablement penser que notre exemplaire est une des pièces réalisées par Man Ray vers 1935/36 et non quantifiée à ce jour.