Les entrechats de Céline


Publié par la Gazette Drouot

À l’exception des célinophiles, peu de lecteurs savent que l’auteur du Voyage au bout de la nuit a aussi composé des arguments de ballets. Destinées à l’un d’eux, treize illustrations d’Éliane Bonabel viennent le rappeler, mais sans musique.

Une image incongrue vient à l’esprit en songeant à Louis-Ferdinand Céline baguenaudant dans un paysage féerique. « Quand [il] rencontre les dieux et revisite la mythologie, quand il met en scène son imaginaire, on assiste à un spectacle total où l’amour, la jalousie, les sons et les lumières se mêlent en une sarabande extravagante d’invention et de drôlerie », explique le critique belge Marc Laudelout. Céline n’est, en effet, jamais loin de la scène. À propos du dieu Mars, il écrivait : « En musique formidable, il rémoule, rémoule... Je vous roule tous dans la farine ! Voilà son invective finale. » Et pourtant, dans Bagatelles pour un massacre, on découvre trois arguments de ballets : La Naissance d’une fée, le plus connu, puis Voyou Paul. Brave Virginie et Van Bagaden, qui clôturent ce pamphlet antisémite. Ces trois textes ont été republiés par Gallimard en 1959 dans Ballets sans musique, sans personne, sans rien, qui évitait la réédition de Bagatelles... Un exemplaire de l’édition originale de ces pièces, ornée de treize illustrations d’Éliane Bonabel – dont une en couverture (reprise sur le titre) et douze hors texte –, celui-là de presse, sur vélin blanc enrichi d’un ex-dono autographe de Céline sur la garde (« Meudon à Duverger L. Ferdinand »). Le photographe Pierre Duverger avait laissé plusieurs portraits de l’écrivain et des souvenirs. On y a joint une lettre qui lui est adressée, signée « Destouches » (de la main de Lucie Almansor, l’épouse de Céline) : « Toutes ces photos sont admirables. Je ne veux m’en dessaisir avant d’avoir qq copies ! » Selon l’expert Christian Galantaris, l’adresse sur l’enveloppe semble avoir été écrite par Louis-Ferdinand lui-même. Les rééditions ajouteront d’autres textes à ce corpus, à savoir Secrets dans l’île et Progrès (Paris, de France, 1978). Quelques exemplaires de cette seconde pièce de Céline ont été imprimés sur vélin Phénix de Ruysscher.

Des ballets restés à l’état d’arguments
Les célinomaniaques étaient ravis ! Le 25 janvier dernier, 40 planches in-folio présentant des projets de costumes par Éliane Bonabel – datés de 1936 –, pour les personnages principaux du ballet en huit tableaux La Naissance d’une fée, ornaient le catalogue de ventes de livres de l’opérateur Tessier & Sarrou et Associés, assisté par Éric Fosse, lui-même l'étant par Alix de Heaulme. Cet ensemble présenté en vrac a été adjugé pour 4 864 €. Éliane Bonabel, nièce et fille adoptive de Charles Bonabel, ami intime du Dr Destouches, avait rencontré celui-ci lorsqu’il soignait sa mère. C’est ainsi que le médecin-écrivain lui demanda d’illustrer ses ballets. Elle donna aussi vingt dessins pour le Voyage au bout de la nuit (éditions de la Pince à linge, 1998). Cette dessinatrice est aujourd’hui davantage connue comme décoratrice-étalagiste et, grâce à ses mannequins miniatures, comme ambassadrice de la mode française. Céline avait refusé un premier projet d’illustrations par Roger Wild, qui ne l’avait pas satisfait. Deux autres arguments de ballets ont été publiés isolément : Foudres et flèches. Ballet mythologique (Paris, Charles de Jonquières éditeur, s. d. [1948], in-12), orné de dix bandeaux et dix culs-de-lampe dans le texte. Il en a été tiré 1 021 exemplaires ; l’un des 925 sur vélin d’Artois des Papeteries de Ruysscher, relié par M. F. Jordan en maroquin beige, au décor mosaïqué de chagrin de différentes couleurs sous étui. Cet ouvrage est le premier à avoir été publié après le retour de Céline du Danemark. Il a été suivi par Scandale aux abysses. Argument de dessin animé (Paris, Chambriand, 1950, in- 8°), illustré de compositions de Pierre-Marie Renet, dont quatre hors texte en couleurs. Un des 320 exemplaires de tête sur vélin chiffon d’Annonay, broché, en partie non coupé. Céline, créateur de ballets ? Il en était fier. « Autant mes livres, mon dieu, je les trouve pas mal, mais les ballets, je les trouve très bien », déclarait-il sur un ton gouailleur, dans un entretien accordé à Georges Conchon en 1958. Mais, à son grand désappointement, aucun d’entre eux ne fut, malgré de nombreuses tentatives, exploité sur scène. Dans Le Bulletin célinien, Marc Laudelout a révélé que l’écrivain avait prié une danseuse russe de proposer Voyou Paul. Brave Virginie au théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles. En vain, une fois encore... On n’imagine pas que le père de Mort à crédit puisse danser autrement qu’avec des mots. L’origine de cette nouvelle inspiration trouve sans doute sa source dans sa liaison avec la danseuse Lucie Almansor, dite Lucette, sa future femme. La Naissance d’une fée, écrit entre 1935 et 1937, mêle le divin et le fantastique, déjà présents dans La Volonté du roi Krogold, insérée dans Mort à crédit quelques mois auparavant. Un exemplaire de l’édition originale (Paris, Denoël et Steele, [1936], in-8°), broché sous chemise et étui cartonnés modernes. Toujours est-il que les célinophiles retrouvent dans cette « féerie » deux des obsessions de leur écrivain fétiche : le voyeurisme et la danse.

À son grand regret, aucun des ballets écrits par Céline ne fut porté à la scène